"Ce soir au stalag" : le théâtre dans les camps de prisonniers
Pour garder le moral et tromper l’ennui, les prisonniers français étaient nombreux à pratiquer le théâtre dans les stalags pendant la Seconde Guerre mondiale. À l’occasion du 400e anniversaire de la naissance de Molière, génie du théâtre français, ImagesDéfense vous propose de découvrir ce pan peu connu de la vie de nos soldats.
Le théâtre, loisir apprécié des prisonniers
22 juin 1940. Après seulement quelques semaines de combats contre les troupes allemandes, le maréchal Pétain signe l’armistice reconnaissant la défaite de la France. 1 800 000 soldats français sont faits prisonniers et acheminés vers soixante-quinze camps, installés pour la plupart en Allemagne. Les officiers sont emprisonnés dans des oflags (abréviation de offizierlager), les sous-officiers et autres soldats sont parqués dans des stalags (abréviation de Kriegsgefangenen-Mannschafts-Stammlager). Ils seront des centaines de milliers à y passer la totalité de la guerre, devant attendre le printemps 1945 pour être libérés.
Interdits de travailler par la Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre, les officiers disposent de beaucoup de temps libre dans les oflags et s’adonnent à diverses activités intellectuelles, créant même des universités. Bien que bénéficiant d’un traitement moins favorable que leurs supérieurs, les soldats des stalags sont également autorisés à avoir quelques distractions intellectuelles et sportives, du moins lorsque les conditions pratiques le permettent – les baraques dédiées aux activités artistiques sont souvent réquisitionnées lorsque de nouveaux prisonniers arrivent.
Parmi les loisirs les plus prisés figurent notamment le théâtre et la musique. Le jeu dramatique permet aux prisonniers, comédiens comme spectateurs, d’oublier un instant leur captivité et de s’évader du quotidien morose. Des troupes de théâtre et des orchestres voient le jour dans de nombreux camps, rassemblant artistes professionnels et amateurs. Les troupes de théâtre les plus actives proposent des spectacles chaque mois. Il arrive même qu’elles partent en tournée dans les kommandos (unités de soldats qui travaillent en dehors du camp) et les hôpitaux où sont soignés leurs camarades. Les représentations données par les prisonniers français séduisent parfois même certains gardiens allemands !
Une programmation variée
La programmation proposée par les camps de prisonniers est assez variée. Au stalag XII-D de Trêves, ce sont les comédies qui tiennent le haut de l’affiche. On y joue de nombreux classiques (L’Avare et La Jalousie du Barbouillé de Molière, Le Barbier de Séville ou la Précaution inutile de Beaumarchais, Il ne faut jurer de rien de Musset, La Station Chambaudet de Labiche) ainsi que des œuvres plus récentes (Marius et Topaze de Marcel Pagnol, Pour avoir Adrienne de Louis Verneuil, Bichon de Jean de Létraz, Teddy and Partner d’Yvan Noé, Les Amants terribles de Noël Coward). Mais l’on y donne aussi des œuvres plus sérieuses, comme le Faust de Goethe ou bien la pièce religieuse Le Noël sur la place ou les Enfances de Jésus de Henri Ghéon.
Les stalags voient également la création de toutes nouvelles pièces, écrites par des prisonniers plus ou moins célèbres. Parmi eux figure l’écrivain et intellectuel Jean-Paul Sartre, interné entre juin 1940 et mars 1941 au stalag XII. C’est en effet durant sa captivité que l’auteur de La Nausée rédige l’une de ses premières œuvres dramatiques : Bariona ou le Fils du tonnerre, un mystère de Noël qui, comme le veut la tradition médiévale, devait être joué pendant la veillée de Noël. Penseur foncièrement athée, Sartre entretiendra par la suite un rapport ambivalent avec cette œuvre d’inspiration chrétienne écrite au contact de prêtres prisonniers. Il déclarera plus tard avoir simplement voulu « trouver un sujet qui pût réaliser, ce soir de Noël, l'union la plus large des chrétiens et des incroyants ».
Certains stalags abritent parfois aussi des artistes en devenir. C’est le cas de Jean-Roger Caussimon, futur auteur-compositeur-interprète qui travaillera notamment avec Léo Ferré. Captif au Stalag IV-A, le jeune homme écrit avec son ami Georges Fagot Parodie de Faust, une pièce en trois actes qui remporte un certain succès.
Des spectacles d’une incroyable qualité
Les prisonniers des camps les mieux lotis ont le droit à une baraque dédiée aux activités théâtrales, ce qui leur permet de répéter dans des conditions tout à fait convenables. Mais c’est loin d’être toujours le cas. Certaines photographies prises au Stalag XII-D de Trêves laissent penser que les représentations étaient parfois données en extérieur, devant une baraque ou même devant des fils barbelés, ce qui devait donner une toute autre tonalité à la représentation.
Malgré le peu de moyens dont ils disposent dans les stalags, les prisonniers parviennent à monter des spectacles d’une qualité remarquable, comme le prouvent les témoignages qui nous sont parvenus et les photographies réalisées. Microcosme reflétant la société civile, les stalags rassemblent un grand nombre de corps de métiers, dont des artistes professionnels. Qu’ils soient comédiens, écrivains, peintres ou sculpteurs, ils participent souvent à la création des spectacles du camp où ils sont internés aux côtés d’amateurs motivés.
On se croirait bel et bien dans un vrai théâtre à la vue de ces photographies. Comme dans les salles de spectacle professionnelles, décorateurs, maquilleurs, costumiers, électriciens et machinistes s’affairent sur scène et dans les coulisses pour offrir un spectacle divertissant au public. On ne peut que s’émerveiller devant la qualité des costumes qui nous font voir des gentilshommes du XVIIIe siècle quelque peu précieux, des écoliers en culottes courtes ou encore d’élégants bourgeois du XIXe.
Chignon, rouge à lèvre et collants
Les photographies présentées ici ont été prises par Jean Albert Fortier, un prisonnier qui travaillait avant le conflit en tant que preneur de vues dans des studios de cinéma puis comme reporter photographique. Missionné par l'officier chargé des affaires culturelles du camp, Jean Albert Fortier photographie les pièces de théâtre créées par ses camarades. Si ces clichés ont été utilisés à des fins de propagande par les Allemands, ils nous livrent aujourd’hui un témoignage d’une grande beauté sur le quotidien des stalags.
Au-delà de la richesse des costumes confectionnés et des décors construits pour les spectacles, les photographies de Fortier nous rappellent un aspect essentiel de la vie des stalags : l’absence de femmes. Privés de comédiennes, les prisonniers n’avaient pas d’autres choix que de se travestir pour pouvoir jouer les pièces qui comportaient des personnages féminins. Certains comédiens s’étaient même fait une spécialité de ces rôles, comme Gaston Joly, acteur professionnel prisonnier au Stalag VIII-C qui incarnait régulièrement des personnages féminins dans les productions du camp.
Les comédiens qui se grimaient en femme renouaient ainsi avec une longue tradition remontant au moins à l’Antiquité gréco-romaine. Les femmes ayant longtemps été interdites de jouer au théâtre, les comédiens occidentaux avaient pris l’habitude de se travestir, et ce jusqu’au théâtre élisabéthain du XVIIe siècle. Le travestissement est parfois fait avec beaucoup de réalisme, comme dans cette scène pleine de tendresse de Marius de Marcel Pagnol ou bien dans Le Noël sur la place ou les Enfances de Jésus de Henri Ghéon. D’autres prestations prêtent sans doute davantage à sourire, comme le souligne le photographe avec cette légende pleine d’humour : « L'habilleuse est en kaki, et la vedette a de grands pieds ! »
La qualité des maquillages et de l’interprétation parvenait-elle à faire oublier aux spectateurs que des hommes se cachaient sous ces robes et ces chignons ? Quoiqu’il en soit, le public devait de toute façon s’en contenter. Ingénieux, certains prisonniers essayèrent de tirer parti différemment de ces costumes de femmes, comme ce comédien qui aurait tenté de s’échapper d’un camp autrichien déguisé en paysanne tchèque. Une anecdote qui confirme que le théâtre constituait bel et bien le meilleur moyen de « s’évader » pour les prisonniers.
Pour aller plus loin
Pour en savoir plus sur la vie des prisonniers dans les stalags durant la Seconde Guerre mondiale, découvrez l'intégralité du reportage réalisé par Jean Albert Fortier sur ImagesDéfense.