Berlin, années 1930 : le crépuscule de la République de Weimar

Capitale de la fête durant les Années folles, Berlin vit de plein fouet la crise économique au tournant des années 1930. Profitant tant qu'elle peut de l’exubérance des cabarets, la ville assiste aux derniers jours de la République de Weimar et voit se dessiner le futur d'un pays partagé entre crainte et espoir.


Baisser de rideau sur les « années folles »

Octobre 1929. Les cours de la bourse de New York s’effondrent, provoquant une crise économique sans précédent aux États-Unis qui se répercute rapidement dans le monde entier. En sapant la croissance des pays occidentaux, le « jeudi noir » met définitivement un terme à l’ambiance de fête qui caractérisait les grandes villes durant les « Années folles », baptisées ainsi en raison des excès en tout genre.


En réaction aux quatre années de guerre, à ses horreurs et aux privations qu’elle imposa aux populations, Berlin devint dans les années 1920 la ville la plus permissive d’Europe, capitale des plaisirs, des expérimentations et de la débauche. Rattrapée par la réalité à l’aube des années 1930, la ville ne peut plus ignorer les problèmes qui frappent le pays depuis plusieurs années (inflation, chômage, instabilité politique). Berlin se réveille avec un sérieux mal de tête, l’esprit encore enivré par plusieurs années de fête marquées par l’insouciance. La fête ne s’arrête pas du jour au lendemain, mais la ville perd peu à peu de son exubérance. Les quelques éclats de rire qu’on entend encore s’échapper des cabarets sont pareils aux derniers feux d’une étoile éteinte mettant plusieurs milliers d’années à nous parvenir.


Feu d'artifices à Berlin au début des années 1930  Berlinois dansant dans un bal costumé
Feu d'artifices et bal costumé à Berlin au début es années 1930 © ECPAD (Extraits de la vidéo DI 21)

Dix ans après la fin de la guerre de 1914-1918, l’Allemagne est toujours hantée par le fantôme de sa grandeur passée. Elle ne s’est toujours pas remise du conflit qui a absorbé toutes ses forces, bouleversant sa société dans ses moindres aspects (démographique, psychologique, économique, politique, artistique). De nombreux Allemands ont le sentiment que la victoire leur a été volée et tiennent le « Diktat » imposé par le traité de Versailles pour seul responsable des maux qui accablent leur pays. Née sur les cendres de l’empire allemand quelques jours avant l’armistice, la République de Weimar ne parvient pas à faire oublier le traumatisme de la défaite, ni à enrayer les problèmes sociaux et économiques qui entravent le développement du pays et sa stabilité.


Métro, boulot… et zoo

Porte de Brandebourg à Berlin  Reichstag à Berlin
La Porte de Brandebourg et le Reichstag à Berlin au début des années 1930 (Extraits de la vidéo DI 21)

Malgré la dégradation du climat social et économique du pays, la vie berlinoise ne s’arrête pas pour autant. C’est ce que montre le film documentaire Berlin, le rythme de la capitale, commandité par la Reichsbahnzentralefür den deutschen Reiseverkehr (centrale pour la promotion des voyages en train en Allemagne). Tourné en 1931, ce court métrage à mi-chemin entre film d’art et film promotionnel nous fait découvrir la ville de Berlin au tout début des années 1930. Se concentrant sur l’urbanisme, le patrimoine et les loisirs plutôt que sur le marasme politique et économique, le film nous présente à grand renfort d’effets visuels une ville moderne, attrayante et dynamique dont le rythme rappelle celui des capitales contemporaines.


Tel le guide touristique posté sur le toit d’un bus que l’on aperçoit à plusieurs reprises dans le film, la caméra nous promène à travers la capitale à la découverte du Berlin de l'entre-deux guerres et de son ambiance. On y aperçoit notamment des monuments et bâtiments iconiques de la ville qui sont encore debout aujourd’hui. Parmi eux : la célèbre porte de Brandebourg, érigée à la fin du XVIIIe siècle pour le roi de Prusse Frédéric-Guillaume II ; la colonne de la victoire, dont la construction fut entreprise en 1864 pour célébrer la victoire de la Prusse contre le Danemark, et qui symbolisa par la suite l’avènement de l’empire ; et le palais du Reichstag, construit dans les années 1890, qui sera incendié en 1933 mais restera debout.


Le film fait également la part belle aux loisirs, qui ont pris une place importante dans la vie des citadins européens depuis le milieu du XIXe siècle. La ville de Berlin offre au début des années 1930 un large éventail d’activités et de divertissements pour le grand public : zoo, parcs et jardins, baignade, courses automobiles et hippiques, soirées dansantes et fêtes foraines. Le film donnerait presque l’impression que les Berlinois passent le plus clair de leur temps à se balader, se détendre et s’amuser !


Jardin à Berlin dans les années 1930  Berlinois se baignant au début des années 1930
Berlinois se promenant dans un parc et se baignant au début des années 1930 (Extraits de la vidéo DI 21)

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Une ville avant-gardiste

Loin de nous présenter une ville-musée où tout serait figé depuis des siècles, le film met également l’accent sur la modernité de Berlin et son rythme frénétique, à la manière de Berlin, symphonie d’une grande ville, le long métrage expérimental réalisé par Walter Ruttmann en 1927. Les images accordent une place de choix au mouvement, depuis les trains et les métros jusqu’aux bateaux, en passant par les avions, zeppelins et manèges de fête foraine.


Mais c’est davantage du montage dynamique, très influencé par l’œuvre de Walter Ruttmann, que des images elles-mêmes que se dégage un sentiment de rapidité et d’urgence. Si les effets visuels utilisés par le film (rapidité du montage, surimpressions et animations, angles de prise de vue originaux) ne sont plus à proprement parler novateurs au moment où est réalisé le film – le cinéma avant-gardiste les exploitait depuis plusieurs années déjà –, ils n’en demeurent pas moins saisissants et permettent de faire ressentir au spectateur la frénésie urbaine de l'époque.


La modernité du montage répond à la modernité artistique de la ville, qui dispute à Paris le titre de capitale des avant-gardes. Mais le film n’évoque que partiellement l’ébullition culturelle qui est celle de Berlin à l’époque. Il se contente de présenter brièvement le monde du spectacle à travers les artistes qui font la renommée de la ville, citant les compositeurs Beethoven, Wagner et Strauss dont la musique résonne dans les salles de concert, le metteur en scène Max Reinhardt, figure de proue du théâtre du début du XXe siècle, ou encore la danseuse Mary Wigman, icone de la danse moderne. Hormis les quelques images de concert de musique classique et de bal costumé, le film passe sous silence la sulfureuse vie nocturne berlinoise. Il laisse notamment de côté les célèbres cabarets, inspirés des parisiens, où l’on présentait des revues mêlant musique, danse et théâtre, le tout avec une bonne dose de satire, osant sans complexe le travestissement voire l’érotisme.


Surimpression d'images de la vie nocturne berlinoise des années 1930  Danseuse à Berlin au début des années 1930
Scènes de la vie nocturne berlinoise au début des années 1930 © ECPAD (Extraits de la vidéo DI 21)

Aube ou crépuscule ?

Quelque peu idéaliste dans sa vision de la ville et beaucoup plus consensuel sur le fond que sur la forme, le film Berlin, le rythme de la capitale offre une vision très lissée de la réalité berlinoise, gommant les aspérités propres aux villes modernes. Car derrière la majesté des monuments, la cadence infernale des machines et les éclats de rire qui emplissent les parcs se cache une réalité beaucoup moins enviable. À caractère promotionnel, le court métrage ne dit rien ou presque de la pauvreté dans laquelle survit une partie de la population. Tout juste suggère-t-il le caractère pittoresque de certains quartiers ou la simplicité du mode de vie de leurs habitants. La pauvreté est hors-champ, et seul le spectateur attentif peut la deviner rongeant ces ruelles bordées de bâtiments vétustes.


Réalisé à la gloire de Berlin, le film ne montre/dit rien non plus de la crise économique qui est en train de s’abattre sur l’Allemagne, et dont les effets dévastateurs sont particulièrement visibles dans la capitale. En l’espace de six ans, le nombre de chômeurs est multiplié par dix dans le pays. Ils passent de 500 000 en 1927 à plus de deux millions au cours de l’hiver 1929-1930, puis de quatre millions fin 1930 à cinq millions en janvier 1933, au moment où les nazis prennent le pouvoir.


Rue de Berlin dans les années 1930 Paul von Hindenburg au début des années 1930
Rue pauvre de Berlin au début des années 1930 et Paul von Hindenburg, président de la République de Weimar (Extraits de la vidéo DI 21)

Quatorze ans après sa proclamation, la République de Weimar est à bout de souffle, plus critiquée que jamais pour son impuissance. Une partie de plus en plus grande de la population se laisse séduire par le discours autoritaire d’Adolf Hitler, en qui certains voient l’homme providentiel dont l’Allemagne a besoin. En 1932, le parti national-socialiste devient le premier parti allemand. Le 30 janvier 1933, bénéficiant d’une alliance avec l'ancien chancelier Franz von Papen et du soutien de personnalités influentes du monde des affaires et de l’industrie, Hitler est nommé chancelier par le président du Reich Paul von Hindenburg. Profitant de l’incendie du Reichstag pour obtenir les pleins pouvoirs, le chef du parti nazi met en place les bases de la dictature nazie dès mars 1933. Plus rien ne l’arrêtera désormais.


Période de transition pour les Berlinois, le début des années 1930 apparaît tantôt comme le crépuscule d’un âge d’or, celui des avant-gardes et de la liberté individuelle, tantôt comme l’aube prometteuse d’une époque qui consacre le retour d’une Allemagne puissante et sûre d’elle après dix années d’engourdissement. Qu’ils soient partisans de l’exubérance caractéristique des années 1920 ou, au contraire, du retour à l’ordre des années 1930, les Berlinois font le même constat : la fête est bel et bien terminée.


Maxime Grandgeorge