Le Silence de la mer de Vercors : chronique de l’Occupation
Publié clandestinement aux Éditions de Minuit pendant l’Occupation, Le Silence de la mer de Vercors est l’un des textes phares de la Résistance française. À l'occasion du 80e anniversaire de sa publication, ImagesDéfense vous propose de redécouvrir l’histoire de cette œuvre, puissant témoignage d’une époque troublée.
De la défaite à l’Occupation
Mobilisé au début de la guerre comme cinq millions d’hommes en France, c’est avec peu d’optimisme que Jean Bruller, dessinateur et illustrateur pacifiste, futur « Vercors », envisage le conflit qui se profile. Incorporé dans le bataillon de réserve du 15/9, il observe le peu d’enthousiasme qui anime « une France prête à tout plutôt que de se battre » et se persuade chaque jour un peu plus « que la France courberait l’échine et subirait toutes les avanies jusqu’à l’asservissement final ». L’issue de la « Drôle de guerre » lui donne finalement raison : prise de court par l’offensive allemande, l’armée française doit déposer les armes après seulement quelques semaines de combat.
La signature de l’armistice par le maréchal Pétain, le 22 juin 1940, marque officiellement la fin de la guerre et le début de l’Occupation. Le territoire est divisé en deux : la « zone occupée », qui englobe le nord et la côte ouest, et la « zone libre », qui comprend le sud et le sud-est. Si les Français vivant au sud de la ligne de démarcation conservent une relative liberté, ceux vivant au nord de celle-ci doivent apprendre à vivre avec l’ennemi. Certains sont contraints d’accueillir dans leur maison des officiers allemands, quand leurs logements ne sont pas tout simplement réquisitionnés. Désormais chez eux, les Allemands victorieux mènent leur vie comme bon leur semble, organisant des manifestations artistiques comme des expositions ou des concerts, et faisant du tourisme, notamment à Paris ou au mont Saint-Michel, comme en témoignent des photographies conservées à l’ECPAD.
Hormis les réquisitions, les Allemands se comportent généralement bien avec la population. « Ni violences ni pillages », se souvient Jean Bruller dans ses mémoires. « C’était cela, ces hommes abominables ? Ces brutes, ces tortionnaires ? Propagande ! On nous a trompés ! » Le futur écrivain n’en est pas moins écœuré par l’attitude d’une partie de la population, qui réserve un très bon accueil aux Allemands – attitude dans laquelle il ne trouve « que lâcheté ou aveuglement ». C’est dans ce contexte que Jean Bruller entreprend la rédaction de sa première œuvre littéraire, Le Silence de la mer.
La littérature entre en Résistance
Sous l’influence de son ami Pierre de Lescure, écrivain et éditeur qui collabore avec l’Intelligent Service britannique, Jean Bruller, qui a échappé de justesse aux camps de prisonniers en Allemagne, décide de rejoindre la Résistance. Au moment de choisir un pseudonyme, Jean se souvient de la grande impression que lui avait fait le massif du Vercors lorsqu’il était en garnison : « la grandeur indomptable qu’évoquait l’immense navire surgissant de la plaine exerçait sur moi une fascination croissante. » « Vercors » devient alors son nom de résistant ; il restera son nom de plume tout au long de sa carrière.
Rapidement dénoncé, le réseau de résistants auquel appartient Vercors doit se disperser. Malgré sa décision de ne rien publier pendant l’Occupation, il se tourne alors vers la littérature, seule façon pour lui de continuer le combat. Il commence à collaborer avec La Pensée libre, une revue résistante fondée par des communistes. Malheureusement, la revue s’arrête après le premier numéro, après que l’imprimerie a été perquisitionnée par la Gestapo. Encouragé par Pierre de Lescure, Jean Bruller se lance durant l’été 1941 dans la rédaction de ce qui deviendra Le Silence de la mer. Employé par un menuisier la journée afin de ne pas éveiller les soupçons, il écrit la nuit, et achève son manuscrit à la fin de l’été.
Reste encore à trouver un moyen de publier son texte, ce qui n’est pas chose aisée dans la France occupée. Pierre de Lescure et lui trouvent la solution à l’automne 1941 et décident de fonder leur propre maison d’édition clandestine : les Éditions de Minuit sont nées. « Quand, après la défaite de 1940, les Nazis occupèrent la France, les écrivains français se trouvèrent aussitôt réduits, soit à collaborer, soit à se taire. Et c’est pour leur permettre de s’exprimer quand même à l’insu de l’ennemi, que furent fondées les Éditions de Minuit », explique Vercors. C’est également lui qui se charge de la fabrication et de la diffusion de l’ouvrage, imprimé en 350 exemplaires dans un atelier parisien en février 1942.
Une œuvre plurielle aux accents autobiographiques
Nouvelle d’une cinquantaine de pages, Le Silence de la mer met en scène un oncle et sa nièce contraints d’héberger chez eux un officier de l’armée allemande, Werner von Ebrennac, compositeur de profession. Raffiné, cultivé, francophile et idéaliste, l’officier rend visite à ses hôtes tous les soirs, partageant avec eux ses réflexions sur l’avenir commun de l’Allemagne et la France – dont il se réjouit –, sa passion pour la musique et la littérature. Malgré les tentatives quotidiennes de l’officier, l’oncle et sa nièce ne sortent pas de leur mutisme, répondant par le silence aux avances de cet ennemi pourtant si sympathique. Le récit se termine sur le départ de von Ebrennac, désillusionné, après avoir compris que l’Allemagne ne souhaitait pas le bonheur de la France mais son anéantissement.
Vercors s’est beaucoup nourri de sa propre expérience pour écrire Le Silence de la mer. Le personnage de l’officier allemand s’inspire d’un Allemand francophile et pacifiste qu’il avait rencontré dans les années 1920, un avocat ayant fait la Grande Guerre en tant que lieutenant de réserve. « […] Son amour pour la France, son aspiration à voir ainsi nos deux pays s’unir et se compléter, je les ai entendus de sa bouche », raconte Vercors dans La Bataille du Silence. L’écrivain recroisa la route de cet homme des années plus tard à Paris, alors qu’il venait de quitter l’Allemagne nazie pour émigrer en Amérique, honteux du chemin sur lequel s’engageait sa patrie.
À travers ce court récit, Vercors souhaite avant tout réaffirmer la dignité de la France qui, selon lui, a été trop souvent compromise par l’attitude de ses habitants vis-à-vis de l’occupant. Personnage allégorique, la nièce incarne une France exemplaire par son silence qui refuse de sympathiser avec l’occupant. Mais, et c’est aussi ce qui fait la force du texte, l’auteur propose également une réflexion sur le devoir d’humanité, qui reste un devoir y compris envers l’ennemi en temps de guerre. « C’est peut-être inhumain de lui refuser l’obole d’un seul mot », s’interroge le narrateur face à l’officier foncièrement sympathique qui n’a d’autre tort que d’appartenir au camp adverse. C’est un double appel que lance ici Vercors, aux Français comme aux Allemands, à l’insoumission et à l’humanité.
Une postérité écrasante
Publié le 22 février 1942, Le Silence de la mer est bien reçu par ses premiers lecteurs. Après l’avoir lu, Pierre de Lescure va jusqu’à déclarer qu’il n’avait « plus ressenti une pareille émotion » depuis longtemps. Le livre parvient jusqu’au général de Gaulle, exilé à Londres, qui ordonne sa réédition. Le roman paraît en février 1943 sous la forme d’un feuilleton dans le journal des Français de Londres, La Marseillaise. Il est également publié dans de nombreux pays, parmi lesquels les États-Unis, le Canada, l’Australie, l’Algérie, la Suisse, le Sénégal et le Liban. Un matin, Vercors trouve même dans son jardin un exemplaire de son livre, imprimé sous forme de brochure, qui a été largué dans la nuit par la Royal Air Force !
Écrit durant l’été 1941 pour des lecteurs ultra-contemporains, le livre peut susciter l’incompréhension de ceux qui le découvrent plus « tardivement », quelques mois de décalage suffisant parfois pour fausser la compréhension de l’œuvre. Début 1943, alors que le Service du travail obligatoire (STO) a été instauré et que la zone libre a été envahie par l’armée allemande, la résistance passive des personnages de l’oncle et de la nièce ne semble plus suffisante. C’est paradoxalement à l’étranger que le livre fait l’objet des critiques les plus vives. À Londres, l’essayiste et écrivain Arthur Koestler juge que l’aveuglement de l’officier allemand vis-à-vis des velléités destructrices des nazis est invraisemblable. En Algérie, des communistes reprochent sa trop grande sympathie au même personnage, soupçonnant carrément l’auteur d’être collaborationniste. Vercors fera quelques petits ajouts dans la réédition de sa nouvelle en 1951 afin de lever certaines ambiguïtés.
Resté anonyme jusqu’alors, Vercors tombe le masque à la Libération et dévoile sa véritable identité. Fort du succès de sa nouvelle, il reçoit de nombreuses propositions d’adaptation pour le théâtre – il adaptera lui-même son texte pour la scène quelques années plus tard –, le cinéma et même un ballet. Il finit par accepter la proposition de Jean-Pierre Melville, jeune réalisateur résistant qui n’a alors qu’un court-métrage à son actif. Tourné entre août et décembre 1947 avec très peu de moyens, le film, qui sort en salles en 1949, offre une audience renouvelée au texte de Vercors. Ironie du sort, les œuvres littéraires postérieures de l’écrivain resteront injustement dans l’ombre, éclipsées par son premier essai, témoignage puissant sur l’Occupation et la Résistance.
Pour aller plus loin
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- et le livre La campagne de France.