Noël en Indochine : un réveillon pas comme les autres
Loin de leur famille, les soldats français qui combattent en Indochine tentent de retrouver un semblant de normalité pour les fêtes de fin d’année. Pour leur apporter un peu de réconfort, l’armée leur expédie des colis, qu’elle doit parfois larguer par avion dans la jungle. Noël prend une toute autre dimension pour les hommes et les femmes qui se trouvent dans des garnisons, des postes isolés ou des camps de prisonniers.
Noël, une tradition occidentale inconnue en Indochine
Il y a des Noël que l’on n’oublie pas. Ceux passés avec ses frères d’armes loin de ses proches en font partie, d’autant plus lorsque l’on se trouve à plusieurs dizaines de milliers de kilomètres du foyer. Les soldats du corps expéditionnaire français en Extrême-Orient (CEFEO) qui débarquent en Indochine à l’automne 1945 en font l’expérience, tout comme ceux qui les suivront jusqu’en 1954.
Ils sont près de 20 000 à célébrer les fêtes de fin d’année dans la colonie française. Certains, qui s’étaient engagés dans les Forces françaises libres (FFL) durant la Seconde Guerre mondiale, n’ont pas fêté Noël en famille depuis plusieurs années. D’autres, au contraire, passent pour la première fois les fêtes de fin d'année loin de leur famille, avec un probable pincement au cœur.
Qu’ils viennent de métropole, d’Afrique du Nord ou d’Afrique-Occidentale française, les soldats français engagés dans le CEFEO découvrent une culture très lointaine de la leur. Cette différence est particulièrement prégnante à l’occasion des fêtes de Noël. Bien que colonisée par la France depuis plus d’un demi-siècle, l’Indochine est loin d’avoir complètement adopté les coutumes occidentales à la fin du second conflit mondial. Si l’on vend des sapins dans les rues des grandes villes, comme on peut le voir sur les images conservées par l’ECPAD, la plupart de la population, dont les croyances sont majoritairement traditionnelles et bouddhistes, ne célèbre pas la Nativité.
La période de Noël est également très différente du point de vue climatique. Avec une température moyenne de 30°C au mois de décembre, c’est en short que de nombreux soldats français célèbrent les fêtes de fin d’année. Ils font partie des premiers Français à célébrer le réveillon sous le soleil, vingt ans au moins avant que le tourisme de masse ne s’empare du concept.
Des cadeaux par dizaines de milliers
Le premier Noël que passent en Indochine les soldats français est quelque peu improvisé. Les troupes viennent d’arriver, le contingent est encore faible et la priorité n’est pas à la fête. L’armée fera preuve de beaucoup plus d’organisation les années suivantes, mettant en place les fameux colis de Noël. Si la tradition remonte à la Première Guerre mondiale, c’est pendant la Seconde Guerre mondiale avec les prisonniers, puis pendant la guerre d’Indochine qu’elle s’installe.
Au début des années 1950, avec l’augmentation du nombre de soldats français présents en Indochine, la préparation des colis de Noël prend des airs de véritable industrie. Avec une production de plusieurs dizaines de milliers de colis, l’armée française concurrence presque l’atelier du Père Noël. À l’approche du 24 décembre, le personnel féminin de l’armée française, aidé de Vietnamiens, s’affaire pour que tout soit prêt dans les temps. Tout le monde s’active pour confectionner les colis, clouer les boîtes et les stocker avant de les distribuer sur tout le territoire.
Une fois les colis confectionnés, il faut encore les transporter. L’affaire est relativement aisée dans les grandes villes, mais elle nécessite d’importants moyens logistiques dans les campagnes, où sont positionnés de nombreux soldats. Pour ceux-là, le Père Noël ne passe pas par la cheminée : il largue les colis en avion ! Des ateliers aux avions, les boîtes sont brinquebalées, et ce malgré la mention « fragile » bien visible. Après un long périple, les paquets pleuvent sur les soldats français et les supplétifs vietnamiens. Même au beau milieu de la jungle, la magie de Noël opère.
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Une drôle de carte de vœux
Tous ceux qui servent sous le drapeau français ne sont évidemment pas logés à la même enseigne. Chez le général Cogny, commandant en chef des forces terrestres du Nord-Vietnam qui a la chance de célébrer Noël dans une maison confortable, entouré de son épouse et de sa fille, on retrouve l’ambiance des fêtes de famille françaises. Les soldats postés en ville ou dans d’importantes garnisons sont également plutôt bien lotis. En 1953, les militaires de la base aérienne 190 Bach Mai ont droit à un spectacle durant lequel s’enchaînent numéros de marionnettes et de danse.
Les soldats positionnés dans des postes isolés doivent fêter Noël dans des conditions plus spartiates mais non moins sympathiques. Les soldats sont nombreux, aux côtés des infirmières et des femmes engagées, à assister dans les églises de campagne à la messe de Noël célébrée par les aumôniers militaires. Placé derrière l’autel, le drapeau français vient rappeler aussi bien le lien historique qui existe entre la religion catholique et la « fille aînée de l’Église », à une époque où la religion occupe encore une place importante dans la France, que le devoir des soldats envers leur patrie, y compris dans ce moment de recueillement où prévaut l’esprit de communion. Le lendemain, les frères d’armes se retrouvent autour d’un repas amélioré, tant que possible, pour trinquer tous ensemble.
Pour les prisonniers de guerre français internés dans des camps par le Vietminh, la période de Noël n'était probablement pas moins difficile que le reste de l'année, rythmée par la violence, la sous-alimentation et la torture. Dans les dernières années de la guerre, certains prisonniers reçoivent un surprenant message de Noël de la part de Hô Chi Minh, le président de la République démocratique du Viêtnam : « En ce jour de fête, ma pensée à moi va vers vous, nos ennemis d’hier, nos hôtes forcés (et je puis dire nos amis d’aujourd’hui) car nous savons distinguer entre les impérialistes français, valets des fauteurs de guerre américains et vous, fils des braves travailleurs de la France et des autres pays . »
Derrière ce message à première vue sympathique qui fait totalement abstraction des conditions de vie drastiques des soldats français, se cache en réalité la volonté d’amadouer les captifs. Assimilés au prolétariat, les soldats français auraient été à leur insu les instruments des capitalistes français et américains. Cette carte de vœux rappelle que, quoiqu’on en dise, la guerre, qu’elle soit militaire ou politique, ne connaît pas de trêve, même le jour de Noël.
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