Les harkis : une tragédie franco-algérienne
Recrutés pour soutenir l’armée française durant la guerre d’Algérie, les harkis et les membres des formations supplétives se sont engagés pour l’Algérie française en combattant contre leurs compatriotes algériens. Fidèles serviteurs injustement délaissés pour les uns, traîtres à la patrie pour les autres, ils sont devenus l’un des emblèmes du conflit franco-algérien autour duquel la mémoire continue de se crisper soixante ans après l’indépendance.
Les soldats « indigènes », une pratique aussi vieille que la colonisation
Dès les premières années de la colonisation algérienne, qui débute en 1830 sous le règne de Louis-Philippe, la France sollicite les populations locales pour participer à des opérations militaires qui se déroulent sur place, en France ou à l’étranger. Les premiers indigènes rejoignent l’armée française dès le début des années 1830 : les zouaves, anciennes recrues de la régence d'Alger, les spahis, cavaliers qui étaient sous le commandement du dey d’Alger, et les tirailleurs algériens surnommés « Turcos ». Ces différents soldats seront progressivement organisés en corps officiels et participeront à de nombreuses opérations militaires, de la guerre de Crimée (1853-1856) jusqu’à la guerre d’Indochine, en passant par les campagnes de Tunisie et du Maroc et les deux conflits mondiaux.
Il faut attendre 1954 et le début des troubles en Algérie, que l’État français appelle alors « événements », pour qu’un nouveau terme désignant les soldats auxiliaires fasse son apparition dans les médias métropolitains : celui de « harki ». Dérivé du mot arabe « haraka » qui signifie mouvement, les harkas désignent à l’époque des milices levées par une autorité politique ou religieuse au Maghreb. On appelle harkis ceux qui appartiennent à ces formations paramilitaires. Au Maroc, le terme est également employé pour désigner une expédition punitive contre des insurgés. Tantôt désignés comme des « indigènes », tantôt comme des « Français musulmans », les harkis sont désormais des soldats supplétifs qui combattent aux côtés de l’armée française. C’est ce qui les différencie des zouaves, des spahis et des tirailleurs qui, eux, faisaient partie de l’armée régulière.
Après la guerre d’Algérie, le terme de harkis devient un synonyme de soldats supplétifs et tend à désigner l’ensemble des Algériens engagés pour la France, en dehors de l’armée régulière. L’utilisation du mot harki comme terme générique relègue alors au second plan d’autres types de formations supplétives impliquées pendant la guerre : les moghaznis, chargés de la protection des sections administratives spécialisées (SAS) ; les groupes mobiles de police rurale (GMPR), qui deviendront ensuite les groupes mobiles de sécurité (GMS) ; les aassès, supplétifs des unités territoriales (UT) ; et les groupes d’autodéfense (GAD), dédiés à la protection des villages.
L’heure du choix
Le 1er novembre 1954, resté dans l’Histoire comme la « Toussaint rouge », des membres du Front national de libération (FLN) commettent plusieurs attentats sur le territoire algérien. Afin de contenir la rébellion et de dissuader la population de rejoindre le mouvement, la France souhaite améliorer le quotidien des populations locales et crée les sections administratives spécialisées (SAS) afin d’apporter une assistance sociale, scolaire et médicale à la population. Mais, se rendant rapidement compte que l’administration seule ne pourra pas régler la situation, le gouvernement décide d’engager une importante lutte armée pour mater les rebelles. Pour l’aider dans sa stratégie contre-insurrectionnelle, l’armée française crée officiellement des harkas composées d’Algériens à partir de 1956. Ces derniers ont l’avantage de bien connaître le territoire, ce qui va permettra aux Français de lutter « à armes égales » avec le FLN.
La constitution des harkas se fait dans un contexte de violence intense durant lequel la neutralité devient impossible. La population algérienne doit choisir son camp : rester fidèle à la France, à laquelle elle est rattachée depuis plus d’un siècle, ou bien soutenir la lutte pour l’indépendance nationale. Les raisons de l’engagement des harkis aux côtés de la France sont variées. Certains le font par patriotisme : notamment ceux dont les pères ont combattu pendant la Seconde Guerre mondiale. D’autres le font pour prendre leur revanche sur le FLN qui a assassiné certains de leurs proches. D’autres encore s’engagent pour des raisons économiques, le salaire versé par l’armée française permettant de faire vivre une famille de plusieurs personnes.
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Les harkis et les autres supplétifs sont recrutés parmi les habitants du bled, dans la campagne algérienne. Si les chiffres exacts ne sont pas connus, on estime qu’entre 200 000 et 250 000 hommes ont été engagés dans les formations supplétives entre le 1er novembre 1954 et le 19 mars 1962. Le recrutement des harkis s’accélère à partir de 1957, année où le conflit prend une autre tournure. Selon le Service Historique de la Défense, les harkis passent d’environ 2 000 au début de l’année 1957 à plus de 10 000 en septembre de la même année. Leur nombre double entre janvier 1959 et janvier 1960, passant de 28 000 à 60 000. Ce chiffre restera sensiblement le même jusqu’en février 1961, date à laquelle le nombre de supplétifs commence à diminuer.
Durant leurs années d’engagement, les harkis sont sollicités pour différents types de missions. Ils participent notamment avec l’armée régulière à des opérations visant à affaiblir l’ennemi ainsi qu’à des missions de maintien de l’ordre et de protection de la population. Ils fournissent également un important soutien logistique à l’armée française, participant à l’approvisionnement, à la construction d’infrastructures et au transport de troupes et de matériel.
Les harkis sont plutôt bien rémunérés par rapport au niveau de vie de la population algérienne de l’époque, mais ils sont souvent moins bien lotis que d’autres supplétifs. Ils sont généralement moins bien armés – ils sont nombreux à n’avoir pour se défendre qu’un fusil de chasse – et, contrairement aux moghaznis et aux membres du GMPR, n’ont pas le droit à un logement gratuit, aux allocations familiales et à la sécurité sociale. Si leur salaire leur permet d’assurer une certaine stabilité à leurs familles, ces dernières deviennent du fait de leur engagement la cible du FLN, qui considère les harkis comme des traîtres.
Des soldats devenus indésirables
Négociés en secret pendant plus d’un an, les Accords d’Évian sont signés le 19 mars 1962 par les représentants du gouvernement français et du FLN. Les deux parties s’engagent à assurer la sécurité des personnes, y compris celles impliquées dans le conflit. « Nul ne peut être inquiété, recherché, poursuivi, condamné ni faire l’objet de décision pénale, de sanction disciplinaire ou de discrimination quelconque, en raison d’actes commis en relation avec les événements politiques survenus en Algérie avant le jour de la proclamation du cessez-le-feu », peut-on lire dans le texte. La réalité sera bien différente.
Se pose désormais pour la France la question de l’avenir des harkis, qui ont fait preuve de leur fidélité durant le conflit. Conscient des changements majeurs que vont entraîner les Accords d’Évian, le gouvernement français se penche sérieusement sur la question, comme le montrent différents rapports datés de 1961. Toutes les possibilités sont envisagées à l’époque, du rapatriement des supplétifs à leur protection sur place, en Algérie. Sans pour autant interdire aux harkis de venir en métropole, la France décide de ne pas organiser de rapatriement systématique. Le gouvernement craint en effet que les harkis ne parviennent pas à s’intégrer à la société française, et ce pour des raisons aussi bien économiques et sociales (manque de logements, marché du travail) que culturelles (barrière linguistique, religion, mœurs). Le pays doit déjà organiser le rapatriement de centaines de milliers de pieds-noirs et ne peut pas prendre le risque de mettre en danger l’ordre public.
Anticipant l’indépendance de l’Algérie qui doit être soumise à un référendum, l’État français propose aux harkis dès le mois de mars plusieurs options à plus ou moins court terme. Les anciens supplétifs se voient offrir la possibilité de s’engager dans l’armée française ou d’y servir pour une durée de six mois, ou encore de retourner à la vie civile en touchant une prime de licenciement. Conscient de la situation, le ministre des Affaires algériennes Louis Joxe, qui voit se dégrader la situation en Algérie, envisage tous les scénarios et demande aux autorités françaises présentes sur place de « préparer le rapatriement des engagés, harkis et moghaznis se trouvant dans l’obligation de quitter le territoire ».
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Une fin tragique
La situation dégénère après la proclamation de l’indépendance, le 5 août 1962. Les harkis et leurs familles sont pris pour cible par les membres du FLN, qui les accusent d’avoir trahi leur pays. De nombreux harkis sont massacrés par les indépendantistes après le départ des Français : entre 10 000 et 150 000 selon les historiens. Face aux représailles dont sont victimes les harkis, le gouvernement français se ravise et met sur pied une procédure de rapatriement. Environ 40 000 anciens supplétifs et leurs familles sont rapatriés de manière officielle en quelques mois. Les historiens estiment qu’entre 20 000 et 40 000 Algériens supplémentaires ayant aidé l’armée française seront rapatriés de manière semi-clandestine.
Prise au dépourvu par l’arrivée massive des pieds-noirs et des anciens supplétifs, la France peine à accueillir tout le monde dans de bonnes conditions. Plusieurs dizaines de milliers de harkis sont logés dans des camps de transit et de reclassement avec leur famille en attendant de trouver un logement ailleurs. Un grand nombre d’entre-eux seront ensuite envoyés dans des hameaux de forestage où ils passeront plusieurs années. Les harkis attendront jusqu'en 1974 pour obtenir le statut d’ancien combattant.
Le long travail de mémoire et de reconnaissance entamé dans les années 1980 et 1990, encouragé par les derniers harkis vivants et leurs descendants, se poursuit soixante ans après l’indépendance de l’Algérie. Depuis 2003, est célébrée le 25 septembre la Journée nationale d’hommage aux harkis et membres des formations supplétives. L’occasion pour la Nation d’honorer la mémoire des harkis et des anciens supplétifs et de reconnaître leur engagement et leur sacrifice pour la patrie, ainsi que les souffrances qu’ils ont traversées durant et après la guerre.
Le président de la République Emmanuel Macron a ouvert un nouveau chapitre le 20 septembre 2021 en demandant « pardon » aux harkis et en annonçant une loi de « reconnaissance et de réparation ». Promulguée le 23 février 2022, cette loi reconnaît la responsabilité de la France dans les conditions d'accueil et de vie indignes des harkis et de leurs familles. Elle ouvre un droit à réparation pour les personnes qui ont séjourné dans des camps de transit et des hameaux de forestage entre le 20 mars 1962 et le 31 décembre 1975. Cette indemnisation pourrait concerner 50 000 personnes. Pour mener à bien cette mission, une commission nationale de reconnaissance et de réparation a été créée.
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