Les munitionnettes, ouvrières de la Grande Guerre
Obligées de remplacer les centaines de milliers d’ouvriers partis au front, les usines ont recours massivement à la main-d’œuvre féminine entre 1914 et 1918. Une expérience inédite durant laquelle les « munitionnettes » mirent toutes leurs forces au service de la nation, franchissant ainsi une première étape vers l’émancipation.
Un besoin urgent de main-d’œuvre
2 août 1914. Face à l’imminence du conflit qui se prépare en Europe, la mobilisation générale est décrétée en France. En seulement deux semaines, 3,7 millions d’hommes abandonnent leur poste pour servir leur patrie. Cette mobilisation n’est pas sans effet sur l’industrie, qui perd subitement un quart de sa main-d’œuvre. À la mi-août, la moitié des usines françaises est à l’arrêt. Seul un tiers de la main-d’œuvre continue de travailler : conséquence du ralentissement de la production, les patrons mettent au chômage 40 % des ouvriers.
Il faut attendre la mise en place d’une industrie de guerre à l’automne 1914 pour observer une reprise de l’activité industrielle. Un grand nombre d’usines privées sont contraintes de changer d’activité : la compagnie cinématographique Pathé se lance dans la fabrication de lunettes de protection pour les masques à gaz, tandis que les usines Citroën du quai de Javel, à Paris, produisent des billes de shrapnel. Pour satisfaire les importants besoins de production, les usines doivent embaucher à tour de bras. On recrute les civils trop jeunes ou trop vieux pour combattre, ainsi que des travailleurs étrangers et coloniaux. 500 000 ouvriers mobilisés sont même rappelés pour prêter main-forte. Mais ce n’est toujours pas suffisant. Les usines vont devoir se tourner alors vers une main-d’œuvre inhabituelle qui va remettre en question leur organisation : les femmes.
À partir de novembre 1915, des circulaires ministérielles incitent les industriels à employer des ouvrières dans leurs usines. Si les Françaises représentent déjà un peu plus d’un tiers de la population active au début du conflit (7,7 millions sur 20 millions), peu d’entre elles travaillent dans les usines, milieu habituellement réservé aux hommes. La proposition tombe à pic car, si l’industrie a besoin des femmes, les femmes ont elles aussi besoin de l’industrie. Devant désormais subvenir seules, pour la plupart, aux besoins de leurs familles, ces mères au foyer, ouvrières, employées ou domestiques voient cette proposition d’emploi comme une belle opportunité financière.
Les usines, un monde très masculin
Tous les secteurs économiques sont touchés par la pénurie de main-d’œuvre (agriculture, transports, commerce, etc.), mais c’est dans celui de l’industrie de guerre que la demande est la plus importante. En 1918, elles sont 430 000 à travailler dans le secteur, aux côtés de plus d’un million d’hommes (civils, réformés, étrangers). Elles ont pour mission de fabriquer des munitions de toute sorte (obus, cartouches, grenades, fusées), ce qui leur vaut le surnom de « munitionnettes ».
Peu formées, elles doivent apprendre sur le tas en imitant leurs voisines, et sont placées sous la supervision d’ouvriers qualifiés. Soumises à une stricte division du travail – la fabrication de certains produits nécessitent plusieurs centaines d’opérations différentes –, elles se voient confier des tâches de manutention qu’elles doivent effectuer en série. Elles transportent et nettoient du matériel, actionnent des machines, manient des outils, réalisent parfois même des soudures au chalumeau, mais ce sont les travaux de finition qui leur sont confiés le plus souvent, leur finesse et leur précision étant très appréciées des patrons.
Étrangères pour la plupart au monde de l’industrie, les femmes découvrent les rudes conditions de travail des usines. Les conditions sont d’autant plus difficiles pour elles que le matériel est rarement adapté à leur gabarit, les machines étant bien souvent trop hautes. Travaillant parfois plus de dix heures par jour, les ouvrières sont exténuées par les cadences infernales, les positions inconfortables, les tâches répétitives et les trop rares jours de repos. « Il faut avoir faim pour faire ce métier », écrit la journaliste Marcelle Capy, qui expérimente elle-même le travail en usine le temps d’une semaine.
Les conditions d’hygiène sont rudimentaires et les maladies professionnelles récurrentes à cause des poussières, gaz, fumées toxiques et autres produits corrosifs avec lesquels les ouvrières sont en contact toute la journée. Peu équipées et protégées, elles sont victimes de nombreux accidents de travail. Épuisées ou malades, près de la moitié des ouvrières quittent l’usine après trois mois de travail acharné, à la recherche d’un poste moins fatiguant.
À ces conditions difficiles viennent s’ajouter des inégalités criantes. Bien que leur salaire double au cours de la guerre, les femmes employées dans l’industrie continuent d’être moins bien payées que les hommes. Malgré tous les efforts qu’elles fournissent, les ouvrières continuent de faire l’objet de remarques sexistes. « Il reste de la ménagère dans la tourneuse d’obus et les femmes font de la métallurgie comme du tricot », écrit l’essayiste Gaston Rageot – une opinion partagée à l’époque par beaucoup d’hommes, y compris dans le monde de l’industrie, patrons et ouvriers confondus.
Une guerre émancipatrice ?
Si les ouvrières suscitent dans un premier temps l’admiration dans la population, particulièrement chez ceux qui jugeaient les femmes incapables de travailler à l’usine, elles sont également sources de crainte. Tant que la guerre fait rage, la société s’accommode tant bien que mal de cette nouvelle main-d’œuvre, se contentant de critiquer de temps à autres les capacités physiques et intellectuelles des ouvrières, ou bien mettant en garde contre le danger que fait peser la main-d’œuvre féminine sur l’éducation des enfants et la tenue des foyers. Mais les critiques se font de plus en plus véhémentes au fur et à mesure qu’approche la fin du conflit.
La signature de l’armistice avec l’Allemagne, le 11 novembre 1918, marque le début de la démobilisation des ouvrières. Auparavant célébrées comme des héroïnes, les munitionnettes deviennent soudainement des profiteuses, accusées de voler le travail des hommes partis au front et de faire baisser les salaires. Une circulaire parue le 13 novembre 1918 propose même une prime aux ouvrières des usines de guerre d’État qui accepteraient de quitter leur poste avant le 5 décembre. Malgré l’effort considérable qu’elles ont fourni, effort décisif dans la victoire, les femmes sont priées de retourner à leurs fourneaux.
Si la guerre de 14-18 a souvent été qualifiée d’« émancipatrice » pour les femmes, la réalité est plus complexe. Certes, en accélérant les mutations sociales à l’œuvre en ce début de siècle, la guerre a permis aux femmes d’acquérir une plus grande autonomie. Mais celle-ci a été en grande partie perdue lorsque les hommes rentrèrent du front. Saisissant l’opportunité qui leur était offerte, les ouvrières, tout comme les femmes employées dans d’autres secteurs, prouvèrent pendant la guerre à la société française qu’elles étaient capables d’effectuer les mêmes tâches que les hommes. Nombreux sont ceux à s’en être rendus compte ; beaucoup plus rares ceux à avoir voulu en tirer les conséquences. L’émancipation des femmes françaises n’était pas pour tout de suite. Mais une étape venait d’être franchie grâce aux ouvrières de la Grande Guerre.
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