Pierre Schoendoerffer, le cinéaste de la guerre d’Indochine
De la jungle vietnamienne aux plateaux de tournage, le parcours de Pierre Schoendoerffer est l’un des plus atypiques du cinéma français. Profondément marqué par son expérience de caméraman pendant la guerre d’Indochine, il consacra son œuvre filmique à cette épopée grandiose et malheureuse qui se conclut par la terrible défaite de Diên Biên Phu.
Des rives de la Baltique à la jungle vietnamienne
C’est toujours avec un certain amusement que Pierre Schoendoerffer, grande figure française du septième art, racontait les débuts de sa carrière cinématographique. Né dans le Puy-de-Dôme en 1928, de parents alsaciens, le jeune Pierre Schoendoerffer rêve de devenir marin, attiré par la mer qu’il n’a encore jamais vue. Il saute le pas en 1947, à l’âge de dix-neuf ans, et s’engage sur un caboteur suédois qui navigue au nord de l’Europe. Après un an et demi passé à sillonner les mers, il réalise qu’il veut consacrer sa vie à transmettre ses émotions à travers l’art. Ne se sentant pas capable d’être musicien, écrivain ou peintre, il se tourne alors vers le cinéma. « Après tout, ça ne doit pas être si difficile que ça ! », imagine-t-il alors, avec un brin de naïveté.
Une fois rentré en France, Pierre Schoendoerffer se heurte à la réalité d’un monde dont il avait sous-estimé le caractère exclusif, seuls quelques heureux élus étant autorisés à s’en approcher. Alors que diminuent les chances de voir ses rêves de cinéma se concrétiser, il découvre par hasard dans Le Figaro un article qui va changer le cours de sa vie. Le journaliste Serge Bromberger y relate le décès de Georges Kowal, caméraman couvrant les activités de l’armée française en Indochine, et rend un vibrant hommage à ceux qui risquent leur vie sur place pour témoigner du conflit. « Voilà ma dernière chance ! », se dit Pierre Schoendoerffer.
Le jeune homme se présente au Service cinématographique des armées (SCA), où on lui explique qu’il doit d’abord se porter volontaire pour l’Indochine. Pierre Schoendoerffer arrive au bon moment, l’armée n’ayant plus que deux caméramans sur place. Pour lui, c’est également l’occasion de prendre part à un conflit, comme son père, emporté pendant la Seconde Guerre mondiale, et son grand-père, mort au Chemin des Dames. « J’avais cette envie de cinéma, en même temps je ressentais une sorte de complexe d’infériorité d’avoir vécu en spectateur la Seconde Guerre mondiale », explique-t-il plusieurs décennies après.
L'épopée indochinoise
Pierre Schoendoerffer prend son envol pour l’Indochine à l’été 1952. C’est le début d’une aventure humaine extraordinaire dont il ne soupçonne pas les conséquences futures sur sa vie et sa carrière. S’il lui arrive d’accompagner occasionnellement de hautes personnalités politiques ou militaires lors de leurs déplacements, comme le roi du Cambodge Norodom Sihanouk, c’est avec les soldats qu’il passe le plus clair de son temps. Caméra à l’épaule, il les suit partout, s’exposant aux mêmes risques qu’eux, parcourant des kilomètres à leurs côtés dans la jungle et la plaine, et traversant des rivières, comme le montre une célèbre photographie.
C’est en Indochine que Pierre Schoendoerffer fait ses premières armes en tant que caméraman et forge son style visuel. « Je l’ai improvisé sur le terrain, puisque je n’avais pas de formation de cinéaste, je ne savais rien. Mais je l’ai instinctivement trouvé là-bas », confie-t-il au début des années 1990. La caméra Bell & Howell avec laquelle il tourne n’ayant une capacité d’enregistrement que d’une minute et quelques, l’apprenti cinéaste reste toujours aux aguets et apprend à dégainer sa caméra au bon moment. Filmant à hauteur d’hommes, il témoigne du comportement des soldats, sur le champ de bataille comme lors des moments de repos mais se refuse à filmer la mort d’un de ses camarades, celle-ci constituant pour lui « une des limites infranchissables ».
Sur place, il découvre la camaraderie entre les soldats et fait l’une des rencontres les plus importantes de sa vie, celle du photographe Jean Péraud. Membre de la Résistance, rescapé du camp de Buchenwald, Jean Péraud part combattre en Indochine à la fin de la Seconde Guerre mondiale. En 1952, il troque son fusil pour un appareil photo et rejoint le SCA. Pierre Schoendoerffer apprend tout à ses côtés, admirant autant son courage que son talent. Il n’aura de cesse tout au long de sa vie de rappeler la dette qu’il a envers lui, affirmant « distiller » dans son œuvre le souvenir et l’enseignement de son ami.
L’aventure prend un tour particulièrement sombre au tout début du printemps 1954. Tout juste remis d’une blessure, Pierre Schoendoerffer saute sur Diên Biên Phu le 18 ou le 19 mars, quelques jours après Jean Péraud, là même où le photographe Raymond Martinoff vient d’être tué et où le caméraman André Lebon a perdu une jambe. Lorsque la défaite semble inéluctable, les soldats reçoivent l’ordre de détruire leurs armes et leurs munitions. Instinctivement, les reporters font de même avec leur matériel et leurs pellicules. Pierre Schoendoerffer ne conserve que quelques bobines dont il est particulièrement fier, et qu’il a bien l’intention de sauver de la débâcle. Capturé par les soldats du Vietminh, Schoendoerffer tente de s’évader avec son ami Jean Péraud : le premier est rapidement repris ; le second s’évanouit dans la jungle, disparaissant à jamais. Après plusieurs mois de captivité marqués par la honte, l’épuisement et la faim, le caméraman est finalement libéré.
Une expérience qui hante toute son œuvre
Inquiet de retourner en France, Pierre Schoendoerffer reste une année supplémentaire en Indochine, travaillant comme photographe pour des journaux occidentaux. Il achève un tour du monde avant de rentrer au bercail et fait à Hong Kong une nouvelle rencontre décisive, celle de l’écrivain Joseph Kessel. C’est l’auteur de Fortune carrée, livre de chevet du caméraman lorsqu’il était tout jeune homme, qui lui permettra de réaliser son premier film, La Passe du diable, en 1956. Ses efforts ont fini par payer : la carrière cinématographique de Pierre Schoendoerffer est lancée. L’ancien caméraman n’oubliera pas l’opportunité que lui a offerte le Service cinématographique des armées et réalisera pour son compte plusieurs courts métrages dans les années 1960 et 1970.
Très marqué par son expérience en Indochine, le jeune réalisateur ne peut s’empêcher d’évoquer la guerre, comme sujet principal ou en toile de fond, et ce dès son second film, Ramuntcho (1959). La 317e Section (1965), La Section Anderson (1967), Le Crabe-Tambour (1977), L’Honneur d’un capitaine (1982)… À quelques rares exceptions près, tous ses films sont traversés par le souvenir de la guerre, indochinoise mais également algérienne, ses embuscades, ses drames et ses moments de fraternité.
Pierre Schoendoerffer développe grâce à son expérience du terrain un réalisme documentaire puissant qui convainc même les anciens combattants, allant parfois jusqu’à réutiliser des rushes qu’il avait lui-même tournés en Indochine pendant le conflit. Son style visuel et sa façon d’évoquer l’intimité des soldats auront une influence majeure sur le cinéma de guerre des années 1970 et 1980, d’Apocalypse Now de Francis Ford Coppola à Platoon d’Oliver Stone.
À la toute fin des années 1980, Pierre Schoendoerffer se lance dans un projet titanesque, le plus important de sa carrière, un projet qu’il a probablement mûri pendant de longues années : consacrer un film à la bataille de Diên Biên Phu. Autorisé à filmer au Vietnam, c’est avec beaucoup d’émotion que le cinéaste retourne sur les terres qu’il a foulées quarante ans plus tôt. Ce projet est doublement important car c’est pour lui l’occasion de rendre hommage à ses frères d’armes tout en scellant la réconciliation de deux peuples. « Si je tourne ce film ici, avec vous, ce n’est pas pour raviver de vieux ressentiments, de vieilles rages, de vieilles rancœurs ou amertumes, déclare-t-il alors aux Vietnamiens. Je veux tourner avec vous une page sur un passé commun douloureux et contribuer à renouer des relations chaleureuses avec vous. »
Pierre Schoendoerffer ne réalise qu’un seul et dernier film après Diên Biên Phu, Là-haut, un roi au-dessus des nuages, adaptation de son roman publié en 1981. Avait-il le sentiment d’avoir finalement accompli sa mission, d’avoir enfin bouclé la boucle ? Apogée d’une carrière débutée précisément dans le bourbier indochinois, Diên Biên Phu constitue un ultime témoignage passionnant et bouleversant sur la guerre d’Indochine, dernier volet d’une œuvre consacrée tout entière aux hommes trop méconnus qui participèrent à cette grande aventure.
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